Créer grâce à la contrainte
25 mai 2023

Alors, on dirait un peu un titre sado-masochiste, mais vraiment, c’est pas l’idée. (Quoique, j’imagine qu’il peut y avoir un lien.)

On a tou·te·s déjà entendu parler des challenges qui pullulent dans le monde artistique, proposant des défis d’un mois ou d’une semaine, avec des thématiques imposées. L’Inktober en étant l’un de ses plus fier représentant. L’idée : se créer un cadre pour donner libre cours à son imagination. Oui, ça a l’air un peu contre-intuitif comme ça, et pourtant, ça marche plutôt bien.

La preuve que ça marche (en tout cas sur moi)

Créer grâce à la contrainteCe dessin là, je l’ai réalisé pour répondre à une contrainte technique. Et quand je l’ai terminé, ça faisait longtemps que je n’avais pas été aussi satisfaite d’un dessin. Je vous raconte ?

Tous les mois, j’envoie un courrier surprises aux “Paper Lovers” (cf. l’abonnement que je propose sur ma boutique en ligne). Or, fin février, alors que je m’apprêtais à repasser commande du papier Fine Art sur lequel je réalise mes impressions… PATATRAS, c’est la rupture de stock. Je ne serai pas livrée avant début avril. Grosse déconfiture, je me demande comment je vais faire, je cherche ailleurs, je ne trouve rien de satisfaisant, puis je finis par plonger la tête dans mes tiroirs… remplis d’autres papiers. Des papiers un peu moins quali, avec des caractéristiques d’impression de couleurs qui me plaisent beaucoup moins. (Forcément : j’ai goûté au meilleur, donc maintenant, faudra y aller pour me faire changer.)

Mais voilà : je n’ai pas d’autre solution. Il va bien falloir les envoyer ces courriers surprises, et avant le mois prochain, puisqu’ensuite il faudra envoyer ceux du mois suivants (oui, c’est un abonnement mensuel). Alors, je me résigne à utiliser une des ramettes de papier que j’ai en stock.

C’est un papier canson un peu épais, avec beaucoup de grain, et qui se débrouille mal avec les couleurs, surtout dans les aplats. Alors, je me dis qu’il faudra éviter les couleurs. Et les aplats. Je prends le parti de travailler un dessin en noir et blanc. Après tout, j’ai déjà travaillé du monochrome pour un projet, donc je sais que je peux le faire.
Créer grâce à la contrainteJe décide d’utiliser des brushes type fusain pour que mon trait ne soit pas lisse, et qu’il se confonde avec le grain du papier. Pareil pour les quelques zones à colorier.

Au final, cette utilisation apporte de la lumière dans mes aplats, et épouse parfaitement le grain du papier. L’obligation d’aller à l’essentiel, puisque les détails et les fioritures ressortiront mal sur ce papier, me force à faire un dessin plus dépouillé, plus graphique… Me rappelant ce que j’aime produire.

Finalement, en me forçant à faire un pas de côté dans ce que j’ai l’habitude de proposer en terme de dessin, cela m’a permis de me questionner sur ce que j’avais envie de produire, “malgré les contraintes”. Cela m’a permis de mieux cerner le squelette de mes dessins, la moelle de ce que je veux proposer en illustration. (Et on va s’arrêter là sur la métaphore du corps humain.)

Mais pourquoi ça marche ?

C’est vrai ça, pourquoi quand on est libres comme l’air c’est plus difficile de produire que quand on nous met un cadre ? Eh bien, c’est une bonne question. Et je ne sais pas si j’ai la réponse, mais j’ai une petite idée de pourquoi ça marche sur moi.

Tout d’abord, parce que lorsqu’on est totalement libre de ses décisions, beeeeen c’est difficile de savoir quoi faire. Je m’explique.

Vous êtes enfin en vacances. Vous êtes totalement libre de faire TOUT ce que vous voulez faire. Partir en voyage sur un coup de tête ? Faisable. Aller visiter cette expo dont tout le monde vous parle depuis des semaines ? Faisable. Profiter du soleil pour lézarder sur un fauteuil en lisant un bon bouquin ? Faisable. Mais alors… quoi faire ? Eh bien, il y a des chances pour que vous choisissiez la solution facile, celle à laquelle vous êtes le·la plus habitué·e…

Par contre, si un·e ami·e vous appelle et vous dit “comme t’es enfin en vacances, je te propose qu’on se fasse un petit séjour détente ! J’avais pensé à aller dans le Lubéron, ça te dit ?” Là, votre capacité à vous mettre en branle, et à chercher le meilleur gite / hôtel / Airbnb de la région et les activités que vous pourriez faire durant le séjour vont se réveiller.

Eh bien c’est pareil pour le dessin. Si je vous donne une feuille blanche, et que je vous dis “tiens, dessine ce que tu veux, avec la technique de ton choix.” Vous risquez aussi de ne pas savoir par quel bout prendre cette feuille. Alors, bien sûr que la recherche fait partie du travail, et à l’inverse, on a parfois des envies artistiques qui viennent naturellement, mais être continuellement inspiré·e, c’est pas toujours facile. D’autant plus quand on est dans un contexte professionnel.

A force de créer à un rythme régulier, pour remplir sa boutique, proposer de nouveaux produits, communiquer sur les réseaux… on peut vite avoir tendance à se perdre, s’éparpiller, ne plus réfléchir à ce qu’on a vraiment envie de produire, décliner un concept à la chaine sans se poser de questions… Jusqu’à parfois se retrouver en panne sèche d’imagination.

Ce sont pour ces raisons là, que je trouve intéressant d’utiliser de temps à autre des contraintes pour bousculer son imaginaire, s’obliger à faire un pas de côté, changer d’angle de vue. Cela peut être des contraintes techniques (utiliser tel ou tel matériel), des contraintes de couleurs (travailler uniquement en monochrome bleu), des contraintes de temps (fournir un résultat en 30 minutes), ou des contraintes thématiques. Elles peuvent émaner de vous (envie de progresser dans un domaine, piochage d’idées aléatoires dans un dictionnaire), ou d’un tiers (listes de thèmes, instructions à retrouver dans un portrait,…). L’essentiel c’est que ces contraintes ne soient pas vécues comme des obligations reloues. Elles doivent être un support créatif, un cadre pour vous diriger, mais jamais pour vous empêcher. Et c’est pourquoi, dès qu’on le sent plus, qu’on se sent moins à l’aise dans le cadre qu’on avait prédéfini, qu’on se sent coincé·e, il faut pas hésiter à en sortir. Je pense notamment aux challenges artistiques comme l’Inktober qui durent un mois ! Bien sûr que si vous vous éclatez, c’est un challenge jouissif à compléter jusqu’au bout. Mais ce n’est vraiment pas grave si vous vous arrêtez avant la fin. L’essentiel c’est de nourrir votre créativité.

Et je suis sure que cette expérience, vous aura apporté quelque chose, même si vous ne l’avez pas vécue jusqu’au bout !